Sous
le pont de la Petite Ceinture, avenue Jean-Jaurès, une gigantesque fresque a
été peinte par Da Cruz et par Marko 93.
Je propose en quelques photographies de
soumettre cette œuvre à la critique d'art. Deux raisons guident ce choix
"éditorial" : les graffeurs se définissent eux-mêmes comme des
artistes et leurs interventions sur la voie publique sont présentées comme des
œuvres d'art. Alors tâchons d'appliquer, modestement, les grilles d'analyse de
la critique d'art à cette fresque.
La
fresque représente un oiseau aux couleurs vives dont l'œil jette un rayon qui
est diffracté par un réseau de "rayons" aux couleurs flashy. Un message titre l'œuvre "I still love my ghetto", inscrit sur une armoire électrique
dans le bas de la fresque [c'est à gauche mais ne figure pas sur la photo].
Une
analyse de la genèse montre que la signification est erronée.
À gauche, l'armoire avec le cœur où sera écrit "I still love my ghetto" Au centre, le boîtier électrique qui servira pour le "1" |
► Une
première photographie prise dans la phase de préparation du support montre que
Da Cruz a prévu le cœur qui servira de cartouche à son message, mais le fond
vert laissant le lien entre l'œuvre de Da Cruz et celle de Marko n'apparaît
pas.
► La
comparaison entre deux photographies montre à l'évidence que Da Cruz avait fini
son oiseau avant l'intervention de Marko. Le rayon qui semble jaillir de l'œil
de l'oiseau a été peint après l'oiseau.
► L'œil
de l'oiseau est un projecteur qui éclaire le trottoir la nuit. Je fais
l'hypothèse que c'est ce projecteur qui a inspiré à Da Cruz l'idée de l'œil.
Son "Inca" ayant toujours deux yeux, il a emprunté un thème second
dans son travail : l'oiseau. Mais l'oiseau au bec crochu qui est fréquent dans
ses fresques par la volonté d'occuper une très grande surface, en fait tout le
dessous du pont de la Petite Ceinture, s'est transformé en oiseau plus gracile,
au long cou présentant l'avantage de décliner grâce au dessin des plumes des
couleurs contrastées et très vives. Le procédé du cloisonnement que nous
retrouvons dans toutes les fresques de Da Cruz caractérise ses peintures. Les
grands à-plats sont systématiquement cloisonnés de manière, d'une part à jouer
sur l'opposition des couleurs et, d'autre part, à singulariser l'œuvre.
► Les
"rayons" de Marko sont également des thèmes récurrents qui sont
réutilisés pour les mêmes raisons : créer un effet optique flashy et signer l'œuvre.
► Le
message renvoie les initiés à une chronologie ( I love my ghetto, I still love my ghetto, Requiem pour un quartier, mail envoyé contestant le bien-fondé de
son assertion, rencontre avec Da Cruz, I still love my ghetto). Le tracé du
cœur montre que lors de sa préparation l'artiste a prévu de présenter sa
phrase dans un cartouche qui est celui de I love my ghetto.
L'anticipation et le soin du lettrage laissent penser que ce qui est écrit est
la signification de l'œuvre. J'ai à ce sujet des doutes : je pense que Da Cruz
tenait à poursuivre son dialogue sur ses liens affectifs avec le quartier de
son enfance, la figure de l'oiseau est une très intelligente utilisation des
espaces et des objets "déjà là" (comme l'utilisation de l'armoire
électrique mettant en relief le message, un boîtier électrique pour peindre le
1 de 19, le projecteur l'œil de l'oiseau).
► Marko
a utilisé les vides laissés par l'oiseau de Da Cruz. Voulant à partir de deux
œuvres créer une fresque, il a inventé un récit illustré : un oiseau magique
projette des éclairs de couleurs. En fait, l'oiseau de Da Cruz prend par sa
surface et la beauté de son graphisme toute la place : Marko complète sur la
surface ingrate à travailler de la devanture d'un magasin jouxtant l'arche du
pont.
En
conclusion, un jeu de fausses pistes.
Les deux graffs ne forment pas une
fresque pensée par les deux artistes. Le message écrit n'est pas la
signification de l'œuvre dans son ensemble: elle n'en est pas le titre, contrairement à l'apparence. Cette phrase est un sous-texte pour les happy few. Les graffeurs exploitent bien les surfaces et les
contraintes de "terrain". Ils signent leurs œuvres non seulement de
leurs noms mais par les formes récurrentes qui les singularisent en les
identifiant.
Suite : Fresque de Da Cruz et Marko, suite et fin
Suite : Fresque de Da Cruz et Marko, suite et fin
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