vendredi 16 mai 2014

Richard analyse la fresque de Da Cruz et Marko

Sous le pont de la Petite Ceinture, avenue Jean-Jaurès, une gigantesque fresque a été peinte par Da Cruz et par Marko 93. 
Je propose en quelques photographies de soumettre cette œuvre à la critique d'art. Deux raisons guident ce choix "éditorial" : les graffeurs se définissent eux-mêmes comme des artistes et leurs interventions sur la voie publique sont présentées comme des œuvres d'art. Alors tâchons d'appliquer, modestement, les grilles d'analyse de la critique d'art à cette fresque.


La fresque représente un oiseau aux couleurs vives dont l'œil jette un rayon qui est diffracté par un réseau de "rayons" aux couleurs flashy. Un message titre l'œuvre "I still love my ghetto", inscrit sur une armoire électrique dans le bas de la fresque [c'est à gauche mais ne figure pas sur la photo].

Une analyse de la genèse montre que la signification est erronée.

À gauche, l'armoire avec le cœur où sera écrit "I still love my ghetto"
Au centre, le boîtier électrique qui servira pour le "1"
► Une première photographie prise dans la phase de préparation du support montre que Da Cruz a prévu le cœur qui servira de cartouche à son message, mais le fond vert laissant le lien entre l'œuvre de Da Cruz et celle de Marko n'apparaît pas.

► La comparaison entre deux photographies montre à l'évidence que Da Cruz avait fini son oiseau avant l'intervention de Marko. Le rayon qui semble jaillir de l'œil de l'oiseau a été peint après l'oiseau.


► L'œil de l'oiseau est un projecteur qui éclaire le trottoir la nuit. Je fais l'hypothèse que c'est ce projecteur qui a inspiré à Da Cruz l'idée de l'œil. Son "Inca" ayant toujours deux yeux, il a emprunté un thème second dans son travail : l'oiseau. Mais l'oiseau au bec crochu qui est fréquent dans ses fresques par la volonté d'occuper une très grande surface, en fait tout le dessous du pont de la Petite Ceinture, s'est transformé en oiseau plus gracile, au long cou présentant l'avantage de décliner grâce au dessin des plumes des couleurs contrastées et très vives. Le procédé du cloisonnement que nous retrouvons dans toutes les fresques de Da Cruz caractérise ses peintures. Les grands à-plats sont systématiquement cloisonnés de manière, d'une part à jouer sur l'opposition des couleurs et, d'autre part, à singulariser l'œuvre.


► Les "rayons" de Marko sont également des thèmes récurrents qui sont réutilisés pour les mêmes raisons : créer un effet optique flashy et signer l'œuvre.


► Le message renvoie les initiés à une chronologie ( I love my ghetto, I still love my ghetto, Requiem pour un quartier, mail envoyé contestant le bien-fondé de son assertion, rencontre avec Da Cruz, I still love my ghetto). Le tracé du cœur montre que lors de sa préparation l'artiste a prévu de présenter sa phrase dans un cartouche qui est celui de I love my ghetto. L'anticipation et le soin du lettrage laissent penser que ce qui est écrit est la signification de l'œuvre. J'ai à ce sujet des doutes : je pense que Da Cruz tenait à poursuivre son dialogue sur ses liens affectifs avec le quartier de son enfance, la figure de l'oiseau est une très intelligente utilisation des espaces et des objets "déjà là" (comme l'utilisation de l'armoire électrique mettant en relief le message, un boîtier électrique pour peindre le 1 de 19, le projecteur l'œil de l'oiseau).


► Marko a utilisé les vides laissés par l'oiseau de Da Cruz. Voulant à partir de deux œuvres créer une fresque, il a inventé un récit illustré : un oiseau magique projette des éclairs de couleurs. En fait, l'oiseau de Da Cruz prend par sa surface et la beauté de son graphisme toute la place : Marko complète sur la surface ingrate à travailler de la devanture d'un magasin jouxtant l'arche du pont.

En conclusion, un jeu de fausses pistes. 
Les deux graffs ne forment pas une fresque pensée par les deux artistes. Le message écrit n'est pas la signification de l'œuvre dans son ensemble: elle n'en est pas le titre, contrairement à l'apparence. Cette phrase est un sous-texte pour les happy few. Les graffeurs exploitent bien les surfaces et les contraintes de "terrain". Ils signent leurs œuvres non seulement de leurs noms mais par les formes récurrentes qui les singularisent en les identifiant.
Suite : Fresque de Da Cruz et Marko, suite et fin

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