Rue Henri-Noguères, le seul spot "vivant" du 19
e arrondissement, presque à l'angle du quai de la Loire, une immense fresque. Les dimensions sont telles que c'est plutôt un mur peint (les Anglo-Saxons parlent de "murals"). On pense aux muralistes célèbres comme Diego Rivera mais cela n'a rien à voir avec une quelconque révolution. On pense surtout aux dessins faits à la craie sur les trottoirs. Les"artistes", le modèle sous les yeux, choisissent de préférence soit une scène pieuse (une
Descente de Croix, une
Vierge à l'Enfant etc.) soit la reproduction d'un tableau connu du plus grand nombre (
La Joconde,
Les Montres molles de Dali etc.). Histoire de susciter la charité et de récompenser de quelques pièces l'artiste qui a su reproduire fidèlement le tableau dont on s'honore de connaître le nom et celui de son auteur.
La Jeune Fille à la perle ou
La Jeune Fille au turban de Vermeer est de cette veine. Pourtant, et c'est là l'intérêt de cette fresque, ce qui fait l'originalité du tableau a été gommé et le fond qui se fait oublier par définition, est d'une remarquable richesse picturale. En somme, on inverse le sujet. Le sujet n'est pas la reproduction de la
Jeune Fille mais l'espace graphique qui met en valeur le sujet.
Cela mérite pour le moins un début de démonstration. Ce tableau est célèbre pour plusieurs raisons : la pose du modèle, qui semble être surprise en train de se retourner, pour le contraste fort entre les zones éclairées du visage et du vêtement et le fond quasiment uniforme et noir comme de nombreux portraits de l'époque de l'âge d'or de la peinture hollandaise, par l'intensité du regard de la jeune fille qui regarde celui qui regarde, par des détails qui "émerveillent", la perle reflète une fenêtre de la pièce occupée par la jeune fille, tout comme les yeux. La virtuosité du maître cache un mystère, celui de la "Joconde du Nord".
L'artiste qui a peint la fresque a fait des choix qui interrogent : la perle peinte à la bombe aérosol n'a pas les reflets attendus, pas davantage les yeux de la demoiselle, la ressemblance n'est qu'approximative. L'auteur, UMA UMA MANU, a introduit dans sa copie avouée du tableau des différences qui ne doivent rien au hasard.
Si nous regardons de plus près le vêtement par exemple, nous voyons un réseau géométrique de lignes formant des figures complexes. Cela forme une "sous-couche" à peine visible qui densifie les grands à-plats. Le col de la robe en fournit un exemple mais ce procédé est également utilisé dans des zones de décor (par exemple, la grande surface située sous le turban). Le traitement du fond est très original. Le portrait reste entouré d'une zone imprécise de noir intense mais rapidement, en allant vers les bords latéraux, les couleurs claires éclatent, le bleu ciel en combinaison chromatique avec toute une variété d'ocres et d'ors. Les grandes bandes ne sont pas jaunes, elles sont dorées et elles brillent. Tous les ors sont présents, les plus clinquants, les mordorés. Ils tranchent sur le jaune du turban. En fait, les deux couleurs majeures du turban, le jaune et le bleu sont déclinées en ciel et ors. Le plus étonnant pour une "copie", somme toute banale, c'est l'utilisation du grain du ciment du mur. Loin d'être un obstacle à la représentation, les grains de différentes grosseurs, "accrochent" plus ou moins
la peinture. L'or remplaçant le noir est la marque de l'artiste : c'est d'ailleurs en or qu'il signe son œuvre et note la date de création du tableau et 2015. Le rouleau utilisé pour les sous-couches est retravaillé à la brosse pour "tirer" la peinture. On voit l'intérêt de cette technique pour le traitement des ors : des grains renvoient plus ou moins la lumière et la gamme des nuances s'élargit. La bouche de la jeune fille est peinte avec soin : c'est dans la masse de la matière que les reflets de la lèvre inférieure sont peints (il est vrai que cette bouche entrouverte dévoilant les dents est une des caractéristiques du tableau de Vermeer).
Si la facture mérite un commentaire, il en est de même pour cerner la signification de la fresque. Doit-on y voir la réinterprétation en 2015 d'une œuvre archiconnue de 1665 ? Un essai, un peu loupé de peinture sur un mur d'un sujet "réservé" aux trottoirs ? Un jeu subtil d'inversion sujet/décor ? Un jeu encore plus subtil encore de fausses pistes (on cherche les reflets de la fenêtre dans la perle par exemple et de pistes inattendues (les formes géométriques en sous-couches) ?
On attend des street artists des représentations de leurs idoles et de leurs icônes. Je comprends qu'aujourd'hui Frida Kahlo soit une icône mais
La Jeune Fille à la perle ? Comme
La Joconde on ne sait pas qui a servi de modèle. Comme elle, elles ne sont pas "chargées" d'un contenu idéologique.
Bref, un "mural" qui n'en est pas vraiment un, une copie plutôt maladroite d'une œuvre classique, un défi, (on se mesure aux grands maîtres). Surtout, un traitement original du fond qui ouvre des perspectives nouvelles à cet art de la rue.
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