J'avais adoré en
son temps la provocation de Da Cruz qui, sur les faïences bleues de la défunte
centrale, avec une grande précision, avec de fort jolies couleurs, déclarait "I love my ghetto". J'avais été ému par son tag sur ce qui reste du
mur jouxtant la maison de l'éclusier "I still love my ghetto". J'étais
rassuré d'avoir des nouvelles de Da Cruz par tag interposé et de savoir que la
rénovation du quartier, des mauvaises langues diront sa boboïsation, n'altérait
pas son attachement à son quartier. Ce matin, je découvre une superbe fresque
sur le pont de l'Ourcq de Da Cruz et une inscription cette fois en français :
"Requiem pour un quartier". Le personnage de Da Cruz tranche
avec cette courte phrase : il semble content d'être encore, sur le pont, après
tant d'années dans le quartier, un peu partout, sur du carrelage, des murs
décrépits, des parpaings gris, des pierres en meulière, des portes en
fer... Bref, tous les supports sur lesquels il pouvait montrer sa frimousse et,
avantage des personnages qui n'existent que dans l'imagination des artistes,
avec le temps, il n'a pas changé, pas vieilli. Toujours aussi hiératique,
renvoyant, lui, le petit bonhomme, les grands que nous sommes au monde de
l'enfance (il m'a toujours rappelé la statue précolombienne de L'Oreille
cassée, l'album d'Hergé). Nous, les habitants du quartier, le
reconnaissions entre mille. Le bonhomme c'était Da Cruz, un autre enfant du
quartier et réciproquement. Partout, à Paris, à Pantin, au Centre Pompidou,
nous le rencontrions, heureux de le retrouver célébré, reconnu : une icône du
Paris populaire.
Pont de l'Ourcq |
Je n'ai pas aimé le
requiem de Da Cruz ; mais alors pas du tout ! Une messe des morts, c'est beau
mais c'est triste. L'anglais des street artists, des taggeurs, des rappeurs
s'est évanoui. Le ghetto est devenu plus prosaïquement "le quartier".
La culture hip-hop baisse son masque. C'est Da Cruz qui nous parle, dans notre
langue, pour que nous comprenions bien. Sa fresque est-elle le mémorial du
quartier de sa jeunesse ? Comme une stèle funéraire, marque-t-elle la fin d'un
temps ?
Da Cruz voit les
espaces en "déshérence" disparaître les uns après les autres.
Place au bâti, au construit, au propre. Fini le temps du laisser-faire, la
ville réclame de l'ordre. Les street artists iront ailleurs, là où il y a du
provisoire. Le chaos du quartier pendant 40 ans a permis que germe un art de la
rue, souvent fait par des gamins des rues. Des jeunes qui n'avaient pas de
culture des arts plastiques, qui n'avaient pas fréquenté les écoles d'art ont
commencé par copier les images qui venaient des Etats-Unis, comme souvent. Et ils se sont inventé des formes, des couleurs qui, c'est le cas de Da Cruz,
prouvaient qu'ils avaient une identité, qu'ils existaient par eux-mêmes.
Je crois que, pour
notre quartier, c'est la fin de cette séquence. Rideau sur la gratuité des
œuvres, le don aux autres, la demande de reconnaissance d'une jeunesse mal
traitée.
Détail de la fresque au 41 rue Riquet |
Lundi dernier, au
41 rue Riquet, dans l'enceinte close d'un vaste parc d'HLM, j'ai reconnu les
fresques de Da Cruz et de ses potes. C'est très beau, ça vaut le
déplacement... si la porte est ouverte. Tout laisse penser que les fresques sont
une commande et que toute commande passée a un prix. Les tags des gosses du
quartier sont aujourd'hui des œuvres qui ont de la valeur. La
"facture", précise, délicate, la composition, la surface décorée, montrent
à l'évidence que cela n'a pas été fait nuitamment par une bande de jeunes
guettant l'arrivée des flics. Da Cruz et ses copains sont devenus des
professionnels, des artistes qui vendent leur talent. Les œuvres y gagnent
certes mais elles ont perdu leur spontanéité, leur urgence, leur signification
symbolique, leur impact social.
Détail de la fresque au 41 rue Riquet |
Une question
lancinante me tourmente : est-ce encore du street art ? N'est-ce pas de la
décoration comme ces murs peints que l'on voit dans toutes les villes de tous
les pays du monde (ou presque) ?
N'est-il pas
possible après tout que Da Cruz et les autres y trouvent leur compte ? Vivre de
son art, être reconnu comme un vrai artiste n'est-ce pas un aboutissement après
tant de galères ?
Fresque au 41 rue Riquet |
La ville est un
organisme vivant qui se pérennise en s'adaptant, c'est la loi de la nature. Notre
quartier a changé : c'est une bonne chose. Les requiem annoncent secrètement
des renaissances. Non pas des recommencements : notre quartier peut être, cela
dépend de nous, ce que nous voulons qu'il soit. Une nouvelle aventure commence.
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